Le triangle serait-il une forme ingrate en peinture ? Sur un mur, sa base exige de l’espace et ensuite ses côtés filent en pointe en laissant beaucoup de vide autour d’eux. Même si la forme est peu courante en art, il y a toujours eu des artistes modernes et contemporains pour s’y essayer. Scanreigh a vu au Kunstmuseum de Cologne l’exceptionnel Map de Jasper Johns qui est un exercice de haut vol. Il se souvient également d’un Chirico vu lors de ses toutes premières visites au Kunstmuseum de Bâle dans les années 70. Il y a aussi des triangles chez Barnett Newman (dont Jericho qui se trouve aujourd’hui au Centre Georges Pompidou) sans doute présents dans la rétrospective Newman au Grand Palais en 1972 que Scanreigh a visitée. Au début des années 80, lassé d’une décennie d’abstraction devenue répétitive et sans perspective d’«avenir radieux», Scanreigh a cherché des défis à relever pour signifier vers quoi il s’engageait. Qu’est-ce qui l’a motivé à passer commande d’un lot de châssis triangulaires à un menuisier de Saint-Etienne ? Le déclic, dit-il, serait venu après avoir feuilleté des catalogues sur l’œuvre d’Henri Cueco.
Des châssis triangulaires en attente dans l’atelier cela a de l’allure mais une fois la toile tendue commencent les difficultés. La partie centrale du triangle s’avère étriquée et les trois pointes encore plus. Un premier réflexe est d’occuper le centre par un seul motif et de meubler l’espace des pointes par des extensions un peu arbitraires. Puis on envisage au contraire de partir des pointes et des côtés dans une dynamique combinée qui fait du centre un point de rencontre plus complexe. La forme triangulaire résiste étonnamment bien aux compositions répétitives, ce qui dans un besoin de renouveau est réconfortant. Elle est contemporaine de l’introduction de motifs figuratifs dans les plis illusionnistes de la première manière de peindre de Scanreigh. Dans l’atelier de la rue Raisin à Saint-Etienne règne une ambiance particulière car pendant un temps celui-ci est autant un atelier de sculpture que de peinture. Mais ce n’est pas le lieu d’aborder maintenant ce sujet qui demande à être traité pour lui-même. On peut simplement dire que les sculptures ont grandement stimulée l’émergence d’éléments figuratifs dans les tableaux.
Un pseudo-triptyque de triangles peints dans l’atelier stéphanois en 1982 est représentatif de la situation hybride de cette période. Il est acquis par le FRAC Rhône-Alpes et se retrouve en 1984 dans son exposition inaugurale au FNAGP à Paris. En fait, seuls deux triangles du trio sont exposés selon le bon vouloir des organisateurs qui ont néanmoins eu la bonne idée de les marier aux meubles du groupe TOTEM, designers impétueux et talentueux dans une mise en espace plutôt réjouissante.J’étais présente au vernissage en tant qu’assistante de la conservatrice du FRAC Rhône-Alpes et Scanreigh me rappelle que je lui aurais rapporté une vacherie sur son travail dite par un officiel (ce ne sera ni la première, ni la dernière !)… mais moi je ne m’en souviens plus.
Plus d’une vingtaine de tableaux-triangles ont été peints entre 1981 et 1995 dont deux tardifs en 2017 et 2023. Scanreigh en possède encore quatre, une dizaine se trouvent dans des collections particulières. Certains ont été détruits. Le FRAC Rhône-Alpes en possède trois. Le Musée Dini de Villefranche-sur-Saône en possède trois issus de la collection Blanckaert. Le FRAC Alsace en possède un. F.B.