Exposition à la Galerie Dominique Marchés (décembre 80/janvier 81)
Par Jean-Marc Scanreigh le lundi, février 5 2007, 16:19 - Chronique des années 70 - Lien permanent
Le texte qui suit a été écrit par Philippe Lacoue-Labarthe et publié avec une traduction anglaise et allemande à l’occasion de mon exposition à la galerie de Dominique Marchés (13 décembre 1980-15 janvier 1981). Quoi qu’en disent les dates, ce travail appartient plutôt à la chronique des années 70.
L’épreuve du silence
Les toiles de Scanreigh, depuis le premier jour où j’en ai vu, je ne sais pas quoi en dire. Je les regarde et je me tais, comme si je n’en pensais rien. Je ne vois pas quoi en dire. C’est d’ailleurs le cas avec la plupart des œuvres qui dans l’art moderne me touchent ou m’attirent. Qui, par conséquent, me “disent” bien quelque chose (ou me “parlent”) mais dont, moi, je ne peux rien dire ni ne sais parler. Et qui me laissent démuni, sans ressource – je ne suis pas loin de penser : dans une certaine détresse, me demandant si ce n’est pas parce qu’elles sont elles-mêmes en détresse que ces œuvres me touchent ou m’attirent, me disent quelque chose et m’interdisent.
En détresse : elles ne disent rien, justement elles ne parlent pas : elles restent muettes, et d’un mutisme irrévocable.
Il va de soi que cet aveu ne me concerne qu’à peine. Peu importent ici mon degré de virtuosité verbale ou intellectuelle, ma lenteur à réagir, mes scrupules et mes inhibitions, la minceur de mes compétences techniques (par exemple en histoire de l’art moderne). Peu importe même mon goût du silence. C’est-à-dire aussi, en l’occurrence, l’agacement que provoque en moi la boulimie “théoriciste” des peintres (mais il reste, derrière, la détresse) et surtout, ma lassitude devant le bavardage intelligent ou cultivé en matière d’art.
Le “je n’ai rien à dire” que je tiens ici à mettre en avant n’a pas grand chose à faire avec moi. Il n’est pas même de l’ordre d’un “je ne comprends pas”. Il est plus radical, ou plus élémentaire : il répond – sans répondre – au silence des œuvres ; il le subit, l’accepte et se laisse paradoxalement dicter par lui. Il est la reconnaissance nue, désarmée, de la question que ne cesse de se poser lourdement cet art que Platon a rangé, une fois pour toutes, parmi les “arts du silence”.
Du moins le serait-il, une telle reconnaissance, si je pouvais, si j’avais la force de m’y tenir.
Mais le difficile, il faut croire, est de garder le silence, et pas plus que quiconque je ne ne sais vraiment me taire. Il y a là une loi, qu’atteste de manière exemplaire, depuis Platon justement, toute l’histoire du discours théorique et philosophique sur le peinture, y compris celui qui fait avec droiture sa part à “l’appel silencieux de l’œuvre” (c’est le discours, à la limite du discours, de Heidegger). Mais qu’atteste aussi bien (presque) toute l’histoire de la peinture elle-même, comme production ou (re)présentation d’images et de figures, de scènes, de récits, d’allégories, etc. Et peut-être après tout est-ce la peinture qui, la première, s’est effrayée de son propre silence, de la question sourde ou de l’appel que recelait son silence, et l’a comblé de discours. Peut-être est-ce d’elle-même que la peinture s’est condamnée à l’illustration, y compris dans sa moderne phase “iconoclaste”, dans l’abstraction, qui aggrave à la fois le silence et ne détruit probablement pas tout à fait le discours.
Et révèle que c’est aussi cela la détresse : le silence ne s’établit jamais vraiment, l’œuvre parle toujours trop.
Je n’ai plus, là, maintenant, les toiles de Scanreigh sous les yeux. Je n’en “vois” plus le silence. Et depuis la dernière fois que je les ai vues, il y a quelques jours, depuis que le discours s’est nécessairement rétabli, me revient sans arrêt ceci – en quoi vient se résumer, après coup, tout ce que j’ai à dire : ce dont la peinture de Scanreigh fait l’épreuve, avec droiture, ce qu’elle affronte avec droiture, c’est le silence de la peinture.
Je veux dire par là en premier lieu que, selon l’apparence tout au moins (mais resterait encore à savoir si la peinture est affaire d’apparence), rien n’est plus “éloquent” que cette peinture : c’est éloquence même.
Ces larges bandes peintes qui s’enlèvent obliquement sur la toile, vers le haut(comme vers le point de convergence “transcendant”) ; la richesse, la somptuosité des couleurs mêlées, de la teinture qui imbibe la toile jusqu’à la saturation ; la marque de plis, de froissures, comme celles de lourdes tentures, de draperies ; ces échancrures de blanc, parfois, qui, dans la mémoire que j’en ai, paraissent ouvrir sur un décor immense ; dans les tonalités les plus claires, et dans les bleus, ces mouvements diaprés, en nappes, semblables à ceux d’un ciel traversé de vent ; dans le sombre quelque chose comme la pesanteur et l’immobilité mordorée du marbre – tout cela produit l’effet d’un grand discours d’apparat, ample, abondant, régulièrement et majestueusement scandé, une grande oraison (sur les choses dernières) d’un ton élevé et roulant en interminables périodes des mots sonores comme l’orage. Du Bossuet ou du Bourdaloue. Ou bien, pour évoquer un autre type de “discours”, et prendre en compte l’extraordinaire jubilation de ces toiles : du Chapentier (celui des grandes machines de cour, Te Deum, etc .) ou du Bach (celui de la Messe en si ). Bref, le baroque : la gloire, la splendeur, hymnes et louanges. Le triomphe de Rome.
Il n’y a pas de hasard si, dans l’ordre propre qui est tout de même le sien, une telle peinture ne peut manquer d’évoquer, et pas seulement parce qu’elle fait usage du trompe-l’œil (ou le cite), l’espèce de faste qui est celui de grande fresque italienne du Settecento – mettons Tiepolo. C’est-à-dire un art monumental et voué au décor, ordonnant tout un théâtre social et dressant une scénographie de l’exaltation religieuse et politique. Paraissant toujours dire : le monde est un opéra.
Je sais pourtant depuis quelques jours, depuis la dernière fois que j’ai vu quelques unes de ses toiles, qu’il est arrivé à Scanreigh de proposer pour certaines d’entre elles des titres qui font ouvertement référence à la Réforme, dans le style (et avec toute la pompe) des titres de la peinture d’histoire : Calvin à Strasbourg, par exemple, ou Peinture du temps de la Réforme. Cela ne m’a pas (trop) surpris et, maintenant que j’y pense, il me semble en entrevoir la nécessité : Scanreigh, au fond, répète l’art triomphal de la Contre-Réforme. Il en répète, avec un acharnement incroyable (parce qu’il répète aussi toujours la même toile, ou peu s’en faut), l’éloquence.
Mais c’est un geste désespéré – ou destructeur (je dirais volontiers, à cause des titres : de protestation, avec toute la vigueur que cela implique) : d’abord parce que rien, dans ses toiles, ne fait jamais image (alors que tout appelle l’image : “iconoclastie” patente, et délibérée); ensuite, et surtout, parce que le mouvement ou l’élan de peinture, tout ce qu’on peut mettre au compte de l’exaltation, de la jubilation, de la rhétorique de la glorification ou de la ferveur, cet élan est cassé. Et deux fois cassé : par le découpage même de la toile (comme s’il s’agissait, chaque fois, d’un morceau de fresque prélevé) et, dans la toile, par la fragmentation et la simple juxtaposition géométrique des bandes. Au moins. Parce que je ne parle pas de la pulvérisation, de la dispersion, de l’infime discontinuité de la couleur ; ni de ces échancrures de blanc, parfois, qui se donnent à voir aussi comme le ciment qu’on étale soigneursment sur les lacunes des fresques en voie de destruction.
C’est pour cette raison, je crois, que cela – cette peinture– ne veut rien dire : c’est comme l’amorce d’un discours, mais cela ne parvient jamais au discours : cela ne prend pas en discours. Cela balbutie, s’étrangle, et revient au silence, ne cessant pourtant d’indiquer : ici naissait, ou devait naître un discours (et avec lui se lever toute une splendeur) ; mais voici maintenant qu’il avorte, ou qu’il est ruiné. Ce ne sont là que des bribes, des éléments, des débris de phrases, sans cohérence – ce qui reste, dirait-on, d’une dévastation sans nom. Une rumeur.
C’est de la peinture simplement, la mémoire d’un art ancien qui ne parvint jamais à lui-même, et doit aujourd’hui se taire.
Qui ne dit plus que ça, – et dont on ne peut dire guère plus que ça.