PICASSO, VICTIME DU CULTE
Picasso, victime du culte Article paru dans la revue l'IMBÉCILE N° 3, juin 2004
Picasso serait-t-il en passe de s'effacer sous une marée de livres trop bien intentionnés ? Parcours décousu à travers des publications actuelles et inactuelles.
Tableau Maginot
En 1941, Paris s'en fiche d'avoir été ou de redevenir la capitale de l'art, et Picasso se gèle dans son atelier. Vue d'Amérique, l'Europe en guerre donne le "blues". De quoi voir la géographie du vieux continent tout en bleu comme dans ce tableau peu connu du peintre américain Clyfford Still, réapparu il y a une dizaine d'années dans une vente chez Sotheby's. Un tableau pas encore assez abstrait pour dissoudre l'image de l'Europe dans la couleur pure ni dissimuler ce qui travaille l'auteur. La figure de Picasso ? Non, la ligne Maginot !
À un endroit précis du tableau, s'étire en rouge vif le tracé de la célèbre ligne de défense, symbole de toutes les capitulations : française, européenne, diplomatique, militaire et… artistique. La fortification inutile soulignée par Still semble préfigurer ce que décrit Serge Guilbaut dans son livre Comment New York vola l'idée d'art moderne.
À la Libération, rue des Grands-Augustins, les GI's, qui font le pied de grue devant l'atelier de Picasso comme devant un monument touristique, n'imaginent pas que leurs expressionnistes abstraits — les Pollock, de Kooning, Newman, Kline, Motherwell, Still — préparent un débarquement à ébranler la modernité incarnée par Picasso. Lui, évidemment, le moment venu, les toisera d'un air sceptique, voire condescendant. Un jour de 1959, alors qu'il est au téléphone (supposons-le), ses yeux tombent sur des pages de Life Magazine consacrées à Clyfford Still. Comme une riposte à retardement et inconsciente, Picasso, qui ne sait rien de la ligne Maginot peinte par ce maître abstrait, gribouille l'article de ses envolées colorées et affuble le portrait de Still d'irrévérencieuses moustaches.
Lever de boucliers
Venu d'Amérique, il y a le fameux Vivre avec Picasso, le livre décapant de Françoise Gilot, la compagne de l'après-guerre. En 1956, un an après New York, la France goûte au portrait qu'elle fait de son "ex", sa psychologie, sa pensée, ses techniques de création, son rapport à l'argent. Elle raconte, par exemple, comment elle et Picasso mimaient les négociations à venir avec le grand marchand Kahnweiler. Pour une certaine intelligentsia de l'après-guerre, le ton direct de Gilot équivaut à un crime de lèse-majesté. Une pétition circulera pour faire interdire le livre qui, avec le temps, deviendra une indéniable référence (davantage que les circonvolutions littéraires de l'ami et défenseur Michel Leiris, non ?). Lors d'un raout chez Douglas Cooper, le grand collectionneur de Picasso, le livre sera même immolé par le feu. Et puis, des militants communistes iront jusqu'à menacer les libraires qui mettent le livre en vitrine. "Pas touche !" à la mascotte… politique, entendons-nous, car, en coulisse, la mascotte qui prenait tant de liberté avec les codes du réalisme se faisait passablement égratigner. %%
Picasso dépecé par ses commentateurs, même
La connaissance frelatée du travail de Picasso, entretenu par l'entourage mondain n'a pas empêché certains de s'y retrouver. Parmi les artistes qui se revendiquent de Picasso, il y a le peintre britannique, David Hockney, très à l'aise dans les considérations à contre-courant, comme dans cette défense du tableau Massacre en Corée de 1951, unanimement critiqué. Quarante ans après, dans un opuscule au ton léger, Hockney trouve que l'apparente platitude illustrative du tableau aborde un aspect particulier du rapport photo/peinture, sujet qu'il traite dans son propre travail marqué par de nombreuses ruptures stylistiques, également apprises chez Picasso.
Elizabeth Cowling consacre sept cents pages à la multiplicité des styles de Picasso. Elle montre comment la trajectoire qui veut qu'un artiste affine sa singularité par épurations successives n'a pas lieu. Dès les années de formation, Picasso s'installe dans une attitude de "zapping" qui n'élimine jamais rien : c'est Ingres et la caricature, la copie des maîtres et l'art nègre, etc. Styles et sujets décident l'un de l'autre et perpétuent l'hybridation des inspirations. À quoi contribue l'espace de l'atelier où Picasso aime entasser et avoir sous les yeux des œuvres de toutes les époques.
Ces lieux sont connus par d'innombrables photos. Dans la récente compilation, Les Ateliers de Picasso, tout est décortiqué avec la plus grande minutie, comme pour un procès-verbal de médecin légiste. Les images privilégient la foison des accessoires, l'ambiance d'éternité et de solitude. Il n'y a que le corps vieillissant du maître pour contredire sa légendaire vitalité. Une photo de David Duncan le montre lisant, caché par les pages d'un grand livre d'où pointe un bout d'oreille chaussée de lunettes. Il est sûr qu'en 1960 le démiurge au regard perçant n'a pas échappé au sort du commun des mortels. Le Picasso à lunettes est rare !
Picasso devient également un prétexte pour documentaires en tout genre. Quiconque veut connaître l'histoire de la corrida ou du cirque fera un détour profitable par la collection Grande Écurie de Versailles (si, si) où est publié Picasso et le cheval. Dominique Dupuis-Labbé — qui est aussi la spécialiste du Picasso érotique — sort l'équidé de l'ombre des taureaux, singes et autres bestioles du célèbre bestiaire, tout ça avec compétence et des œuvres jamais reproduites. Celui qui planche en secret sur un Picasso et le perroquet a intérêt à se grouiller !
Un des auteurs de Picasso from Caricature to Metamorphosis of Style, Laurent Gervereau, part du dessin de presse au XIXe siècle ; il nous montre Picasso intéressé par le dessin d'humour et les images à double lecture. Picasso a beaucoup pratiqué l'imbrication des images, mais sans légender les résultats. Il laissait à l'entourage le soin de trouver les titres (impensable pour Duchamp !). Ceux qui cherchent des dénominateurs communs entre Picasso et la sensibilité artistique actuelle, notamment la plus grinçante, trouveront des pistes dans ce livre, tout en révisant leur anglais.
Tire-lire-l'art
À la disparition de Picasso, l'héritage artistique est éclipsé par l'affaire de la succession. L'avocat de toujours, Roland Dumas, s'y montre peu partageux — quoique socialiste. Pas de pactole pour les illégitimes rejetons. À moins que l'imbroglio privé auquel Picasso n'avait pas osé toucher ne soit démêlé par force. Ce qui fut fait. Dumas se cassera le nez sur une révision de la loi, voulue par Valéry Giscard d'Estaing, qui sauvera la mise des héritiers et remplira aussi les musées.
Tout ça sur fond de bruissement de salles de ventes. En ce début de troisième millénaire, il était temps que le record des enchères cesse de revenir aux stars du XIXe siècle. L'ancien détenteur du record, Van Gogh, vient de céder le titre au Garçon à la pipe de Picasso pour une poignée de 104 millions de dollars. L'œuvre date de 1905, une manière d'y toucher sans y toucher.
La nouvelle est trop récente pour avoir été enregistrée par Pascale Le Thorel-Daviot dans sa biographie alerte qui plaira aux curieux pressés et exigeants. Loin de réduire le livre à une collection d'anecdotes, notons ce paroxysme automobile et publicitaire survenu en 1999. La "Picasso Administration" (ça ne s'invente pas), gardienne sourcilleuse de l'image de l'illustre protégé, cède le nom de Picasso, tout scintillant d'espèces trébuchantes, à Citroën pour signer un nouveau modèle de voiture. L'épisode est trouvé trop salé du côté de l'Hôtel Salé justement, où Jean Clair, conservateur et gardien d'un autre genre, s'offusque de ce qu'il devienne possible de parler d'une picasso, en parlant d'une voiture, comme on dit une poubelle du nom du préfet Poubelle.
Jugement K.O ?
Des publications de plus en plus documentées, pointues, luxueuses, sérieuses, tatillonnes s'autoalimentent dans un colloque planétaire sans fin. Cette pléthore est devenue impossible à embrasser. Il faut se résoudre à y errer, à y picorer. Merci, au passage, à Anne Baldassari pour l'ultra-anecdotique Picasso, vandale de Clyfford Still. Et il y en a trois tomes, comme ça, rien que sur les rapports de Picasso avec la photo ! Si le premier tome est essentiel pour éclairer la période néo-classique de Picasso, il y a en revanche dans le dernier tome des commentaires sur des images anodines qui mériteraient plus de légèreté. Et pourquoi ne pas couper court sur des non-événements comme ce Picasso en train de dessiner avec un crayon lumineux ? Une chose est sûre : il est trop tard pour se persuader que le bouchon de champagne trituré par Picasso en fin de repas n'a aucune importance.
Bizarrement, la glose sur Picasso, contrairement à celle sur Duchamp, ne semble pas avoir d'impact sur la création artistique. Pourtant, sa capacité à générer du commentaire, toute cette matière grise mise en branle, aurait de quoi faire de lui le plus "conceptuel" des instigateurs en création. Le statut semble réservé à Duchamp, parti semer la bonne parole en personne dans le Nouveau Monde.
L'idée travaille le peintre et écrivain britannique John Berger. Dans un essai des années soixante, Réussite et échec de Picasso, il a osé parler d'échecs et d'absurdités à propos des œuvres de l'après-guerre. Tout en appartenant au camp des "modernes", il élabore une analyse courageuse, claire et nuancée qui, malgré l'empreinte idéaliste de l'époque, a encore de quoi séduire. Il dépeint un Picasso à la recherche d'une profondeur introuvable qui ignore ce qu'il perd à ne pas voyager. "Il aurait dû quitter l'Europe à laquelle il n'a jamais réellement appartenu", trouver dans cet ailleurs tout ce que son style devait à l'art non-occidental et à ses convictions politiques pour devenir "l'artiste d'un monde en formation". Berger craint que le Picasso de l'après-guerre ne soit devenu un "monument national qui n'a produit que des œuvres mineures". Une assertion qui a de quoi lancer dans la contre-offensive une armada de doctorants et de thésards en mal de sujets ! L'hypothèse de John Berger (dont on ne sait s'il la soutiendrait encore) ayant fourré, lui aussi, son nez dans tout ce qui se publie, joue si bien le jeu de la joute imaginaire entre Picasso et Clyfford Still qu'il est difficile de ne pas citer ce passage, même si son "euro-scepticisme" (cantonné à l'art !) est actuellement du plus mauvais effet.
J.M.S & F.B.
(Picasso, extrait de Snake'n'Bacon de Michael Kupperman) (Clyfford Still, Huile, Sans titre (La ligne Maginot), 1940, 89 x 87 cm)
Françoise Gilot & Carlton Lake, Vivre avec Picasso, Calmann-Lévy
Françoise Gilot, 1946, Picasso et la Méditerranée retrouvée, Éditions Grégoire Gardette
Françoise Gilot, Dans l'arène avec Picasso, Éditions Indigène
Life International, Novembre 1959
Contemporary Art, Part II, Sotheby's, New York, 20 novembre 1996
Michel Leiris, Un génie sans piédestal, Fourbis
Michel Butor, Les Ateliers de Picasso, Images Modernes
Gerald McKnight, Bitter Legacy, Bantam Press
John Richardson, The Sorcerer's Apprentice, University of Chicago
Jean Clair, Cinq repentirs de Pablo Picasso, L'Echoppe
Anne Baldassari, Picasso et la photographie (trois tomes), Éditions RMN
David Hockney, Picasso, Éditions Daniel Lelong
Pascale Le Thorel-Daviot, Picasso au fil des jours, Buchet-Chastel
John Berger, Réussite et échec de Picasso, Spartacus
Dominique Dupuis-Labbé, Picasso et le cheval, Éditions Favre
Picasso from caricature to metamorphosis of style, Editions Lund Humphries
Serge Guilbaut, Comment New York vola l'idée d'art moderne, Éditions Jacqueline Chambon
Publié le samedi, juillet 28 2007 par Françoise Biver